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David Goodis nous enchante toujours mais là, tout est multiplié par cent, voire mille. Il développe un talent effrayant dans la description de l’homme moyen et d’une société qui fonctionne encore en castes et en systèmes de clichés. Rien que les scènes de combat valent la lecture. J’utiliserai le terme « galvaudé » de chef d’œuvre. Le héros s’appelle Chester Lawrence et il n’a rien d’un héros.
Et pourtant…Le travailleur baignant dans le cambouis et la mouise se métamorphose en personnage impressionnant de justesse et de courage. Il se souvient de son passé de caïd, de petit boss du quartier. Mais aujourd’hui, tout ça est bien loin. Aujourd’hui il a une femme, qu’il n’aime pas vraiment, le frère et le père de sa femme, deux débauchés qui profitent de son dévouement à la tâche. Aujourd’hui il se sent réduit à rien. Juste un rien dans un grand vide. Mais un soir, le passé resurgit d’une simple rencontre entre le rien et une jeune chinoise couchée sur un trottoir sale et puant. C’est le début d’un retour aux germes du passé. La bouche descellée et les poings à nouveau serrés, Chester se remet en route vers un court instant de gloire et de dignité. Le passé lui doit une vengeance. « Elle gisait sur le dos, dans le ruisseau de Ruxton Street, à dix heures dix, la petite chinoise. »
« Les utopies apparaissent bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?… Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre. » (Nicolas Berdiaeff) How many goodly creatures are there here ! How many beauteous mankind is ! O brave New World ! That has such people in’t ! » (Tempest « La Tempête » de William Shakespeare, V, 1.)
Je dois d’emblée vous avouer que ça fait un bout de temps que je n’ai pas lu ce roman. Mais je vais essayer de rassembler les éléments dont je me souviens. La première chose dont je me souviens, c’est l’architecture grise et massive qui domine le monde. Tout est grand, impersonnel, froid, déshumanisé. L’homme ne semble plus avoir le droit de signer ses œuvres architecturales. L’art est devenu plus qu’un loisir ou un état d’esprit. C’est devenu un des bras du pouvoir. L’art n’existe plus comme tel. La technique a remplacé l’imagination, le pratique s’est substitué à la projection immanente.
Il en est de même pour la multiplication des êtres humains. Il existe de nouvelles méthodes qui ne font plus appel à l’homme mais à un usinage pointilleux de haute technologie. Grâce à des procédés exceptionnels, un œuf peut se diviser, une fois Bokanofskifié, et ainsi donner jusqu’à 96 bourgeons : Le procédé Bokanovsky est l’un des instruments majeurs de la stabilité sociale !

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Des hommes et des femmes conformes au type normal ; en groupes uniformes. Tout le personnel d’une petite usine constitué par les produits d’un seul œuf Bokanovskifié. — Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant marcher quatre-vingt-seize machines identiques ! – Sa voix était presque vibrante d’enthousiasme. — On sait vraiment où l’on va. Pour la première fois dans l’histoire. – Il cita la devise planétaire : « Communauté, Identité, Stabilité.
Encore une fois, comme dans le livre de Bradbury, tout est beau, parfait, huilé mais un élément perturbateur va enrayer la grande horlogerie. Ce grain de sable s’appelle Le Sauvage. Vous me direz que ce n’est pas très original mais peu importe les éléments de base du roman. L’histoire vous emporte dans un cauchemar aux atours fabuleux. Un peu comme il existe des réserves de Native Americans, il existe une réserve de Native Humans. J’ai pris l’initiative de faire une digression, veuillez m’en excuser. Toujours est-il que ce monde si bien mis en place et au fonctionnement en apparence si aisé risque de s’effondrer. La critique doit s’arrêter là, au risque de dévoiler un peu trop l’histoire. Délectable, ce roman est effrayant et merveilleux à la fois.