
Jean-Bernard Pouy
Je trouve que les petites présentations d’auteurs ne valent vraiment pas grand chose. Je vous propose donc de lire ce qu’en dit André Vanoncini, dans Le Roman Policier dans la collection universitaire Que sais-je ?: « Jean-Patrick Manchette inverse la démarche des radiologues de la société. Son ambition n’est pas de fournir, outre une histoire policière, une documentation sur les modes d’existence d’une communauté humaine spécifique. Il cherche avant tout à pratiquer une écriture en prise directe sur les dérives idéologiques et comportementales d’individus foncièrement aliénés ; (il suffit de lire Que d’os ! pour s’en rendre compte). Ses protagonistes sont en grande partie des adeptes de la violence monstrueuse et sournoisement jouissive : Henri Butron dans L’affaire N’Gustro (1971), Thomson dans O dingos, ô châteaux ! (1972), le commissaire Goémond dans L’affaire N’Gustro d’abord, dans Nada (1972) ensuite.
Manchette n’inscrit pas leur destin entre les termes du crime et de sa résolution. Il en fait les auteurs d’atrocités sans nombre dans un contexte d’enlèvements et de chasses à l’homme. Ces orgies destructrices sont narrées dans un style haletant, constamment cynique, qui pourfend les certitudes morales de la génération de 68. Dans l’univers de Manchette, l’individu, même s’il croit s’engager librement, est conditionné par le système englobant qui le pousse sur cette voie. Le terroriste Diaz, dans Nada, formule ainsi ce qu’il ressent comme la grande tricherie de son époque : « le desperado est une marchandise, une valeur d’échange, un modèle de comportement comme le flic ou la sainte. »
Quant au jeune cadre dynamique Gerfaut (Le petit bleu de la côte ouest, 1976), mari d’ « une femme jument superbe et horrible, les yeux grands et verts, de longs cheveux noirs épais et sains, de gros seins durs et blancs, de larges épaules blanches et rondes, un grand ventre dur et blanc, de longues cuisses musclées », il ne s’élève plus jusqu’au niveau de l’analyse idéologique. Il se borne à survivre, fuyant d’abord, puis exécutant efficacement un groupe de tueurs que le hasard a mis à ses trousses. Après quoi il reprend son existence normale, roulant pour se détendre à 145 km/h sur le périphérique en écoutant de la musique West Coast. Cette fin renoue avec la scène initiale, comme pour mieux montrer que le monde tourne à vide, de même que le roman jadis s’était cru appelé à en certifier la cohérence.
Le travail de déconstruction tous azimuts auquel se livre Manchette lui a valu une renommée importante qui parvient à son apogée au moment où paraît La position du tireur couché (1981). L’auteur a lui-même désigné sa production par le terme « néo-polar », non pas pour inaugurer une école inédite du récit policier français, comme on a pu le soutenir, mais pour souligner sa position parodique par rapport aux moules classiques du genre. Et, en ce sens, il a indéniablement insufflé une nervosité nouvelle à la fiction policière de langue française. »
Même si cette longue citation de Vanoncini ne vous paraît pas encore très éloquente, tout cela s’éclaircira à la lecture des romans de Manchette. Par rapport à une production française souvent plus poétique, à la Chandler, ou pessimiste, Manchette a pris le parti de démontrer le rôle si futile de ses protagonistes. Il s’oppose en cela à Izzo qui, même s’il donne une dimension vaine à Fabio Montale, essaie de trouver un moyen de faire passer un peu la fadeur et le visage exsangue d’une société qui perd les pédales.
Izzo comme Manchette sont des auteurs très originaux qui prennent l’écriture pour eux et la restitue de façon très personnelle aux lecteurs. Alors que dire sur le roman de Manchette ? C’est une histoire de privé. Un privé plutôt patibulaire, ou est-ce cynique, ou encore naïf ? Et bien, Eugène Louis Marie Tarpon est tout cela à la fois. Tout dépend de l’humeur, de l’heure, du nombre de coups qu’il a dû encaisser. Ma critique de ce roman ne sera pas longue, d’abord parce qu’il y a assez longtemps que je l’ai lu je dois dire, et aussi parce qu’il ne m’a pas marqué outre mesure. Je vais juste vous mettre le petit résumé que l’on peut retrouver derrière le livre.
« Pas marrant le boulot, quand on s’appelle Tarpon, qu’on est ancien gendarme et détective privé à Paris, France. Jusqu’au jour où il se met à pleuvoir des aveugles en cavale, des bretons nazis, des espagnols de l’armée en déroute et des bonzes déchaussés. Là, le boulot devient drôle. Voire mourant. »
Jean-Bernard Pouy a toujours été un grand admirateur de Jim Thomson qu’il considère à raison comme l’un des plus grands auteurs américains contemporains. Il reprend une thèse étonnante et pourtant si claire que les lecteurs de Thomson peuvent rougir de ne pas avoir remarqué ce point. Le titre original du roman de Thomson s’intitule “Pop. 1280” et la traduction de Marcel Duhamel du titre est “1275 âmes”. Pouy, relativement proche de l’expérimentation du texte policier, puisqu’il est à l’origine de l’Oulipopo, prend comme constat de départ que Duhamel a élidé 5 personnages. Pour installer le récit, il utilise un vendeur de livres rares et un “enquêteur du livre”, une sorte de Private Eye engagé par des clients aisés dont le but est de retrouver des oeuvres rares… Un jour, un client entre dans la librairie et lui propose d’enquêter sur ces disparus… Le roman est léger, agréable à lire et le propos tout à fait plaisant. On se retrouve vite, pris dans la trame et on ne peut plus s’en sortir. On se prend à relire des passages du roman de Thomson, histoire de trouver avant l’enquêteur… Excellent. Tout simplement excellent.