Rage Noire
Jim Thompson Child of Rage – « Rage Noire » Les mots sont difficiles à trouver pour parler d’un tel livre. C’est une merveille de cynisme, d’acidité. Un bijou rare. C’est un incontournable. Jim Thompson a donné l’habitude à ses lecteurs de ne jamais préjuger de sa capacité à les mettre mal à l’aise. Allen Smith a dix-huit ans. Il est noir. Sa mère, Mary Smith, qu’il soupçonne d’être une prostituée, est blanche. Une blanche riche. Ils viennent tous deux d’emménager dans un des plus beaux quartiers des alentours de New York.
Tout pourrait bien se passer, si seulement Allen n’était pas l’objet de toutes les tortures insidieuses de sa mère. Elle ne supporte pas sa « négritude. Allen est un élève particulièrement brillant, pas loin d’être un génie. Il saura en faire la preuve dans la suite du roman. Il fomente des plans épo uvantables. Il y prend un plaisir amoindri par ses complexes envers sa mère. Le roman se lit d’un trait. On se sent emprisonné. On a envie de le lâcher tellement il devient gênant parfois. Il comporte des scènes très dures, violentes, des scènes qui montrent combien l’homme est vicieux, fourbe et génial quand il s’agit de comploter. La population noire et riche est décrite sur un ton acerbe. Allen ne supporte pas son faciès noir. Il ne supporte pas non plus les jeunes noirs qui, forts d’une éducation perverse, se sentent plus blancs que noirs. Il ne supporte pas que « les noirs ne soient pas dans les gogues ». Mais attention, contrairement à ce que l’article pourrait laisser paraître, ce roman n’est en aucun cas un traité de non-négritude.
Au contraire, Allen Smith en est le chantre le plus parfait. Il chante l’art d’être soi-même dans un monde qui n’est pas construit à sa mesure. Parfois, il se prend pour le remplaçant de Dieu, voire Dieu lui-même, et il n’est parfois pas loin de nous le faire croire. Pour moi c’est le plus sincère roman de Thompson ; le plus dur aussi. J’ai voulu critiquer celui-là en premier parce que s’il n’y avait qu’un seul livre à lire de ce sublime auteur, au langage verdoyant, qui se balade entre poésie, vulgarité de haut vol et traité de philosophie radieuse, ce serait sans nul doute cet opus. Je finirais cette critique par une citation, comme à mon habitude :
« — Nous cherchions même à, dit Steve, rencontrer quelqu’un avec qui nous puissions nous sentir bien, tu comprends ? Et Liz est tombée sur Josie Blair juste après que ta mère et toi avez eu cette entrevue avec le directeur, ce matin. Josie et Liz ne sont pas vraiment amies, en fait, mais Josie est une fille plutôt timide et douce, qui a très peur de blesser les gens. Et quand Liz veut quelque chose, elle finit toujours par l’avoir. Aussi avions-nous déjà décidé que tu étais quelqu’un de fréquentable et euh. Sales petits lèche-culs de snobinards, j’ai pensé. Comment je vais vous arranger. J’ai approuvé de la tête, gravement. J’ai dit que de se lier d’amitié avec quelqu’un était une chose assez astreignante et qu’ils feraient mieux d’en parler tous les deux un peu plus longuement avant de prendre une décision à mon sujet : Après tout, il y a tout de même quelques autres nègres, ici. Liz et toi pouvez probablement rencontrer quelqu’un qui vous conviendrait encore mieux.
— Non. Il a secoué négativement la tête, avec une grande fermeté : Liz et moi, nous ne fréquentons pas les nègres. Et c’est le terme exact pour les désigner, Al, même si nous détestons l’utiliser. Il y a les Noirs, comme toi et Liz et moi, et puis il y a les nègres. Exactement comme il y a les Juifs et les youpins, et, euh… » Izo Pop :1280 – « 1275 âmes Encore une autre “farce” de Thompson. Une de plus. Là, le lecteur se sent floué, trompé, arnaqué. C’est impressionnant la façon dont Thompson opère des changements évidents dans un récit. Le shérif Nick Corey est le genre de représentant de la loi qui préfère un bon moment de calme à un peu de bagarre. Il n’aime pas ennuyer ses concitoyens, d’abord parce qu’il veut être réélu shérif de Pottsville, et ensuite parce que ce n’est pas pour lui la meilleure solution pour profiter d’une petite ville où il font bon vivre. Le style de Thompson est très haché. La poésie n’y est pas très présente avec l’incursion du franc-parler des personnages de cette petite ville dénuée d’intérêt. Essayez d’imaginer le stéréotype de la petite ville américaine : vous voyez les fermiers bourrus et armés, les rednecks… les propos racistes, une sorte d’apartheid latent ? Oui, vous y êtes. Et pourtant Nick Corey croit en cette ville. Il ne sait pas s’il l’aime. Il ne sait pas s’il compte y finir sa vie, et d’ailleurs il s’en fiche largement.
Corey se sent cependant envahi par une aura particulière qui se diffuse en lui petit à petit… Il a des doutes sur ce qu’il est. Peut-être un Christ. Oui, peut-être… Un néochrist coloré, qui vit parfois un cauchemar, parfois une scène d’amour torride, parfois une situation conflictuelle qu’il essaie de gérer de main de maître-amateur… Voici l’introduction du roman qui aide à y voir plus clair sur Thompson : « Jim Thompson n’est pas un auteur drôle. Habituellement, ce qu’il écrit est nettement couleur d’encre. Cette fois, il a choisi le noir absolu, couleur de néant. C’est proprement insupportable, inacceptable, presque. Mais le paquet est si habilement présenté…
1275 âmes est en effet une bouffonnerie. Une bouffonnerie 1920. Ainsi camouflé, le livre a sa place dans la Série Noire, ou dans toute autre collection, au même titre que Fantasia chez les ploucs, avec lequel il n’a d’ailleurs strictement aucun rapport, le décor excepté. Car, dans l’humour noir de l’un, la tendresse et la bonté affleurent, tandis que, dans l’autre, c’est une tâche pour spéléologues. Curieux de nature et par métier, la lampe au front et le pic à la main, nous avons affronté les rocs et les éboulis(scepticisme, pessimisme, cynisme, érotisme, vulgarités, sadisme, hypocrisie, roublardise, blasphème, sacrilège – et j’en passe !) pour finalement braver le vertige devant ce qui ressemblait fort à un gouffre dantesque… Car, même s’il s’acharne à tout piétiner, même si, jusqu’à la dernière ligne, il tourne tout en dérision, Jim Thompson tient au bout de sa plume son rachat et 1275 âmes sa justification : outrances de style, de langage et de sentiments ressemblent à s’y méprendre à des hurlements de damnés. Et font parfois penser à Henry Miller, Céline, Jarry, Caldwelle et même Lautréamont.
Bref, suivant l’angle où l’on se place, l’ouvrage est ou bien une apologie de l’abomination, ou bien un réquisitoire contre toutes les vacheries du monde, ou encore, comme je le disais tout à l’heure, une bouffonnerie. Et si l’on m’objecte que c’est pour pousser un peu loin la plaisanterie que de la noyer dans le sang, le stupre, l’invective et les digressions métaphysico-philosophardes, je répondrai que, m’étant fait la même réflexion, j’ai lu et relu le bouquin, révisé ma traduction, réfléchi et réfléchi encore, pour finalement jeter à la poubelle mes velléités de critique littéraire et décider que, pareil en cela à n’importe quel autre minable échantillon de l’espèce humaine, « j’savais foutre point c’qu’i’fallait en penser ». Sinon, peut-être, que le pouvoir rend fou, même à Ploucville. » Cette préface de Marcel Duhamel est excellente et traduit avec une clarté presque anormale toute l’intensité et le contenu ambigu du texte. Jetez-vous dessus, le temps n’est pas perdu lorsqu’on lit un tel roman. En tout cas, une chose est sûre, j’ai encore un sacré boulot pour accéder à un tel niveau de critique… Izo The Criminal
Le récit de Thomson est encore une fois teinté d’une mélancolie émue et d’un cynisme étonnant. Même si l’auteur reste très proche de son cynisme originel, le propos est plus ciblé cette fois. Il attaque la façon dont les médias américains et la justice se servent des destins de pauvres herres pour satisfaire leurs égos surdimensionnés. Qu’il s’agisse de position politiques, ou de vente de masse, l’intérêt de monter en épingle une histoire de prime abord anodine est le même pour les différents moteurs du récits. La Justice qui trouve dans ce fait divers sordide mais relativement courant un moyen d’honorer les ambitions politiques d’un procureur, les Médias qui y soupçonne la solution au discrédit d’un Rédacteur en Chef, un Syndicaliste de la Presse qui y voir le moyen de se venger de quelques années de brimade et de course au succès… un ensemble de groupes qui gravitent comme des mouches autour d ‘un cadavre. Et le jeune héros emprisonné dans cette obscure trame et emporté dans une histoire dont il ne supposait pas la moitié du drame et de l’importance, se retrouve à regarder et à subir. Il ne peut qu’observer les événements qui se déchaînent autour de lui. Pas de réaction possible. Il incarne la jeunesse américaine blasée et désoeuvrée, les jeunes générations transitoires perdues d’avance. Les limites fixées par le système scolaire ne valent plus tripette. L’histoire de son père, loser triste, l’oisiveté de la mère, qui n’a pour seule activité que le dédain de sa voisine suivi de séance de passivté chez la même femme insupportée… Bref, Thomson dresse encore une fois un protrait au vitriol de la société américaine. On sent qu’il n’y croit plus. Il observe ses contemporains avec un oeil aigri, amer et trop lucide pour que s’opère un changement positif. Jim Thomson est décidemment habitué au chef-d’oeuvre… Un grand auteur.